Journée d’études organisée par le Centre de recherche du château de Versailles et la Société Saint-Simon.
1675 – 2025 : trois cent cinquante ans après la naissance de Saint-Simon, il est temps de s’interroger sur le rapport au temps de l’auteur des Mémoires, mais aussi du Parallèle, de divers « mémoires », et d’une correspondance dont il ne nous reste que quelques bribes.
Les Mémoires, chronologiques mais traversés de retours en arrière et parfois tournés vers l’avenir, sont le fruit d’une longue, d’une lente remémoration, étayée de documents, de « Pièces » aujourd’hui perdues, nourrie de généalogies, interrompue par un « Discours sur Mgr le duc de Bourgogne » ou par la liste des grands d’Espagne. Le temps est celui du sujet, sujet du Roi, sujet de l’écriture. Si la mémoire se veut exhaustive, exacte, et surtout exploitable par les générations futures, dans la tradition de l’exemplum, elle est aussi sélective et émotionnelle, elle revisite le passé à sa manière. Le mémorialiste est, la plume à la main, maître du temps – au risque de l’oubli, de l’erreur, du préjugé, de l’affect.
Après la mort du duc d’Orléans, qui marque la fin de sa carrière politique, Saint-Simon songe-t-il déjà à mettre noir sur blanc le long règne, la courte Régence ? Tout ce temps qui s’est écoulé depuis le 28 octobre 1691, date de sa présentation au Roi, il le garde bien vivant en lui, mais comment écrire, comment « rendre » l’histoire de son temps, c’est-à-dire le temps de l’histoire, qui, nous le savons, n’est pas celui du récit ? Les catégories mises au point par Genette à partir du texte proustien sont ici opérationnelles : la Recherche rendrait ainsi aux Mémoires l’hommage qui sied à son texte fondateur. Pause, scène, sommaire, ellipse, rythme, fréquence, répétition ou singularité, incises, ramifications, jeux d’analepses et de prolepse, interventions en temps réel du narrateur dans son récit : le temps est celui de l’objet textuel, d’une technique narrative conforme aux usages de l’écriture mémorialiste, mais aussi propre à Saint-Simon.
On s’intéressera de même à la langue des Mémoires, car le temps est grammatical, qu’il s’agisse d’énallages en apparence intempestifs (irruption d’un présent de l’indicatif dans le récit au passé), de la confusion du futur et du conditionnel ou de l’emploi parfois acrobatique du subjonctif imparfait. Autant de nuances, d’implicite, de signes de présence d’un narrateur voué à la « désappropriation », mais qui s’approprie toutes les ressources de la palette des modes, et use avec un mélange de détachement et de passion d’une rhétorique à la fois canonique et « sauvage » : les figures ont leur dimension temporelle, comme l’analogie, qui fait basculer du temps du récit dans une intemporalité topique ou dans un imaginaire, dans un inconscient qui ne connaît pas le temps.
Ce qui semble aussi hors du temps, dans les Mémoires, c’est la vision d’un royaume idéalisé, imprégné de féodalité et de souvenirs du règne de Louis XIII, un temps pour ainsi dire parfait à l’aune duquel Saint-Simon juge et condamne son époque. Comment le reconstruit-il pour s’autoriser ensuite l’accusation, l’indignation, la colère pour « tonner contre » les abaissements et dévoiements qu’il a sans cesse sous les yeux ? Un passé sublimé ressuscite sous sa plume, en contrepoint de ce qu’il estime être la sournoise catastrophe du règne de Louis XIV, que parachève la confusion inutile de la Régence. L’historien se fait devin, et en vient à prédire, dans la chronique de 1720, rédigée vers 1740, la « dissolution prochaine » de la monarchie une cinquantaine d’années avant que les faits ne lui donnent raison. S’agit-il de prophétie ou de déduction ? L’indifférence aux symboles, voire leur perversion, la déstabilisation de l’État, le déclin de sa caste, le mémorialiste les a vus naître loin en amont ; il en prévoit les inéluctables conséquences. Sa hauteur de vue a quelque chose de tragique.
De la disparition des formes, de l’abolition des structures, de la fuite des êtres et des choses que subsistera-t-il ? Le temps est celui de la mort : les Mémoires abondent en récits de décrépitude, d’agonie, de cérémonies funèbres, comme un récurrent memento mori, mais ils donnent aussi à voir la vénusté, l’insolente et passagère jeunesse. Le corps traduit le temps qui passe. On lira donc les portraits comme autant de représentations symboliques de la fuite des jours, et le « tableau du règne » comme la trajectoire implacable qui mène le corps royal – celui du danseur, du cavalier, de l’amant – de l’énergie à la gangrène, sans perdre sa majesté. Au bout du voyage, quelle est cette « bienheureuse Éternité » dans laquelle entre le duc de Bourgogne ?
« Tout devient chaos », puis néant, mais l’intemporel nourrit le texte, dernier espoir d’un auteur, ne l’oublions pas, baroque, obsédé de métamorphoses et des « étranges mutations de ce monde ». Dans le naufrage au ralenti que conte la chronique, surnagent les noms, vérité immarcescible (on ne trompe pas un généalogiste et Dieu lui-même ne peut faire que le fils succède au père), les titres (à transmettre absolument, mais les deux fils de Saint-Simon meurent avant lui), enfin, dans le social, l’étiquette (souvent mise à mal) et, au-delà de ses usages (une duchesse a droit à un tabouret), le respect scrupuleux de l’emploi du temps royal (il est inutile d’avoir une montre à Versailles).
A contrario, le texte n’a rien d’immuable : du manuscrit aux éditions Chéruel, Boislisle et Coirault, les variations de graphie, de ponctuation, de présentation même, nous donnent à lire autant de Mémoires que d’éditeurs. Les anthologies le fragmentent, mais pour le bien de la cause : amener le lecteur à la grande traversée de huit volumes de Pléiade. La doxa scolaire retient du génie saint-simonien quelques extraits bardés de notes, mais les créateurs s’en inspirent. Alexandre Dumas, dans Le Chevalier d’Harmental et Une Fille du Régent, exploite allègrement les conspirations contre Philippe d’Orléans, et Bertrand Tavernier, dans Que la fête commence, met en image les bons mots rapportés par le mémorialiste. Un certain tropisme caricatural fait du « petit duc » un maniaque passéiste, « duc dans la vétille » disait Montherlant, bien loin de l’adoration éclairée des Goncourt. Comment in fine ne pas poser la question des anamorphoses de l’œuvre, de l’homme, et plus globalement de la cour, de la monarchie, de l’Ancien Régime ?
Les temps de Saint-Simon au risque de notre temps : c’est à une lecture commémorative, audacieuse et plurielle qu’invite cette journée d’études.
Les propositions de communication sont à envoyer à damien.crelier@gmail.com et à francois.raviez@univ-artois.fr avant le 15 octobre 2024.