Argumentaire
Fruit d’un savoir-faire qui s’est constitué dès l’Antiquité, la parfumerie détient une histoire riche et complexe dont de nombreux aspects restent à explorer, car son historiographie est récente et encore peu développée (Reinarz, 2014). La voie de la recherche sur ce sujet a été ouverte dans les années 1980 par des études menées tout d’abord sur le corps, ses soins et sa parure, telles celles de Georges Vigarello (1985) sur l’évolution des pratiques d’hygiène ou celles de Philippe Perrot (1984) sur les artifices utilisés pour conformer le corps à une image fantasmée. Ces analyses des pratiques de toilette, des accessoires de la parure et des produits de luxe ont mené à l’étude de l’histoire de la parfumerie. Pionniers dans ce domaine, les travaux d’Annick Le Guérer (1988 et 2005) ont été augmentés et approfondis par les recherches de Catherine Lanoë (2008), d’Eugénie Briot (2015) et de Rosine Lheureux (2016), centrées sur l’Ancien Régime et le XIXe siècle français. Holly Dugan (2011) s’est intéressée à la parfumerie de la période moderne en Angleterre tandis qu’Anna Messinis (2017) a choisi d’envisager dans l’histoire longue la parfumerie vénitienne. Située à la croisée de plusieurs champs d’études, dont l’histoire du corps, des sciences, du luxe et des pratiques de consommation (Roche, 1989), l’histoire de la parfumerie a bénéficié des avancées de la recherche dans de nombreux domaines. Elle s’est nourrie, en particulier, des travaux consacrés à l’histoire des sensibilités olfactives (Corbin, 1982 ; Halliday, 1999) et à l’anthropologie historique des sens (Classen et Howes, 1994) qui ont permis de déterminer les conditions de l’épanouissement de la parfumerie.
À partir de ces recherches antérieures, l’objet du colloque est d’étudier l’histoire de la figure du parfumeur, en analysant comment elle est apparue dès la Renaissance en Italie et s’est construite à partir du XVIIe siècle en France et en Angleterre. Sous l’Ancien Régime, alors que le commerce, dans la plupart des pays d’Europe, était régulé par des corporations, l’affirmation de l’identité du parfumeur s’est souvent accompagnée d’une lutte menée sur le plan juridique pour s’ériger en seul détenteur du droit de fabrication et de vente des produits de parfumerie. Dès sa reconnaissance, ce métier a connu des métamorphoses dont il s’agira d’observer comment elles ont affecté chacune des trois opérations qui définissent le parfumeur à travers l’histoire : créer, fabriquer et vendre des parfums (Gobet et Le Gall, 2011). En effet, les parfumeurs ont dû s’adapter à l’évolution des pratiques et se distinguer de leurs concurrents en fabriquant et commercialisant à différents moments de leur histoire non seulement des eaux de senteur, mais aussi d’autres produits parfumés comme les gants, dont la création a été leur première vocation, puis des sachets, des cosmétiques, de la poudre pour les cheveux, des savons, voire, plus récemment, des bougies. L’évolution de l’usage des parfums, tantôt prophylactique, hygiénique ou hédonique a aussi affecté les parfumeurs qui se sont alliés à d’autres domaines d’activité, côtoyant de près apothicaires, coiffeurs, chimistes, puis artistes et grands couturiers. L’exigence de répondre à une demande croissante a également motivé la mise au point de nouveaux procédés et l’invention de nouvelles formules, transformant ainsi le travail du parfumeur.
L’industrialisation de la parfumerie au XIXe siècle marque un tournant majeur dans cette histoire, accélérant le rythme des innovations qui, telles l’extraction aux solvants volatils et l’apparition des matières premières de synthèse, ont révolutionné la parfumerie, transformant non seulement la pratique, mais aussi le statut social du parfumeur. Tout d’abord artisan, ce dernier pouvait devenir investisseur, voire notable (Briot, 2015). Le métier de parfumeur, exercé sous l’Ancien Régime dans le cadre d’établissements familiaux, s’est ensuite élargi à plus grande échelle, au XIXe siècle, dans des usines puis, aujourd’hui, dans les entreprises multinationales que nous connaissons. Ce métier s’est ainsi trouvé confronté à un accroissement des échelles de production conduisant à la fois à la multiplication des acteurs, notamment des ouvriers spécialisés puis des experts en marketing. L’essor, depuis les années 1990, de la parfumerie dite de niche, reposant sur une production très réduite et sur l’affirmation de la singularité du créateur, continue à faire évoluer l’histoire du parfumeur.
Axes du colloque
Ce colloque proposera une approche pluridisciplinaire de l’histoire du parfumeur, de son métier, de son statut social et de ses représentations, à travers les interventions de spécialistes d’horizons divers : historiens, historiens de l’art, littéraires, philosophes, parfumeurs et acteurs du monde contemporain de la parfumerie. L’approche pluridisciplinaire apportera une vision détaillée et nuancée de manière à dessiner les contours de la figure du parfumeur aux différents moments de son évolution historique en s’appuyant sur un large éventail de sources historiques (documents professionnels, juridiques, inventaires, etc.), littéraires et artistiques. Ce colloque s’efforcera également de saisir cet individu au cœur de son époque afin de mettre en lumière les liens entre l’exercice du métier de parfumeur et l’environnement socio-culturel de son temps.
L’exploration de l’histoire de la figure du parfumeur ouvre de nombreuses pistes de recherche dont voici quelques exemples :
- La formation des parfumeurs : alors qu’ils étaient tout d’abord formés comme les autres artisans, en apprentissage, la création des écoles de parfumerie au début du XXe siècle s’est accompagnée d’une normalisation des méthodes de formation.
- L’histoire institutionnelle : guildes, corporations, syndicats et sociétés ont joué un grand rôle dans la définition et la régularisation du métier dès le XVIe siècle. Il s’agira de mesurer leurs rôles dans les différentes étapes qui ont marqué l’évolution de cette profession. Se pencher sur ces questions permettra aussi de mettre en évidence les causes institutionnelles des différences dans l’évolution de la profession entre les divers pays d’Europe.
- Les parfumeurs et les autres corps de métier : la définition du métier de parfumeur s’est aussi faite par l’exclusion d’autres pratiques professionnelles, mais elle a bénéficié de rivalités et d’associations avec d’autres corps de métier. Par exemple, l’ouverture au marché américain, à la fin du XIXe siècle, a bénéficié du développement des drugstores (Bogard, 1983). On pourra ainsi envisager l’histoire du parfumeur à travers ses rapports avec d’autres professions, comme celle de gantier ou de tanneur, mais aussi de chimiste, apothicaire, coiffeur, marchande de mode, couturier, etc.
- Les clientèles : du parfumeur qui approvisionne les plus puissants, tel Pierre-François-Pascal Guerlain fournissant l’impératrice Eugénie, à celui qui vend ses produits à des anonymes, l’exercice du métier diffère. L’analyse des clientèles révèle des pratiques et des choix commerciaux et économiques multiples.
- Les espaces du parfumeur : celui-ci se définit aussi par les espaces qu’il investit. Exerçant à Grasse, dès l’Ancien Régime, auprès de la culture des matières premières, à Londres, Milan, Paris ou Versailles dans des échoppes renommées (Coquery, 2011) pour vendre ses produits, le parfumeur investit les usines aux abords des grandes villes dans la seconde moitié du XIXe siècle pour la fabrication de ses produits.
- Le parfumeur cosmopolite : au XVIe siècle, selon Holly Dugan, tous les parfumeurs, d’Angleterre étaient italiens ou français. Au XVIIIe siècle, l’histoire a retenu la figure de Jean-Marie Farina, parfumeur italien produisant en Allemagne la célèbre eau de Cologne. Bien d’autres parfumeurs ont ainsi franchi les frontières de sorte que l’on peut opposer aux rivalités nationales qui s’expriment notamment lors des expositions universelles du XIXe siècle, la figure d’un parfumeur cosmopolite.
- Les parfumeurs empoisonneurs : un imaginaire bien ancré associe les parfumeurs de la Renaissance à des empoisonneurs. Par exemple, René Bianchi (aussi appelé René le Florentin), parfumeur de Catherine de Médicis, a été notamment accusé du meurtre de Jeanne d’Albret, mère d’Henri IV. De nombreux romans historiques du XIXe siècle comme La Reine Margot (1845) d’Alexandre Dumas, tirent profit dans leur narration de cette figure de parfumeur-empoisonneur et en renforcent l’image.
- Les parfumeurs amateurs : en parallèle de la création professionnelle, la fabrication domestique de parfums coexiste, depuis les grandes familles nobiliaires de l’Ancien Régime jusqu’au dandy esthète Des Esseintes, personnage principal d’À rebours de Huysmans. Cette pratique non professionnelle trouvera aussi sa place dans nos réflexions.
- Les parfumeurs historiens et théoriciens : au XIXe siècle, l’histoire du parfum était essentiellement rédigée par des parfumeurs qui, tel Eugène Rimmel, auteur du Livre des parfums (1867), lui dédiaient généralement un ou plusieurs chapitres d’introduction à leurs essais. Plusieurs parfumeurs se sont consacrés à théoriser leur pratique, comme Septimus Piesse (1856) qui a élaboré un système de création olfactive fondé sur le modèle du solfège ou Edmond Roudnitska, dont l’essai L’Esthétique en question : Introduction à une esthétique de l’odorat (1977) défend le caractère artistique du parfum.
- Les stratégies de valorisation de l’activité du parfumeur : pour valoriser leur activité, les parfumeurs ont souvent insisté tantôt sur le caractère scientifique de leur pratique tantôt sur sa dimension artistique. Durant la période fin-de-siècle, l’intervention d’artistes reconnus, comme Mucha, pour réaliser des affiches publicitaires et des emballages, de même que la mise en avant de la dimension créative du métier de parfumeur semblent s’inscrire dans ce que Nathalie Heinich et Roberta Shapiro (2012) ont identifié comme un processus d’« artification ».
- Les parfumeuses : si de grandes figures de l’industrie de la parfumerie telles qu’Helena Rubinstein (Fitoussi, 2019) et Estée Lauder ont récemment fait l’objet d’études historiques, les parfumeuses, telle Germaine Cellier, restent peu connues. Dans le sillage de la journée d’étude « Les femmes en parfumerie » organisée à Grasse en mars 2019, il s’agira de se pencher sur la féminisation du métier de parfumeur. On pourra aussi en retracer l’histoire en constatant que les parfumeuses n’ont pas toujours été marginales : on en aurait ainsi dénombré huit à Lisbonne en 1551 (Kennett, 1975).
- Les parfumeurs et la notion de style : si la création de parfums peut à certains égards être considérée comme un art, chacun d’eux doit se distinguer par son style et affirmer sa singularité. On pourra ainsi tenter de déterminer ce que le parfum dit de son créateur, mais aussi observer comment certains parfumeurs articulent leur propre style avec une identité de marque. En abordant ces questions, on poursuivra certains aspects de la réflexion amorcée lors du colloque « La création olfactive » organisé en 2014 par Chantal Jaquet, Roland Salesse et Didier Trotier dans le cadre de l’ANR Kôdô.
- Les parfumeurs et la politique : c’est un parfumeur dont le succès a été assuré par la Restauration, César Birotteau, que Balzac a choisi comme parangon de la vertu des bourgeois commerçants. Dans son roman Je suis un affreux bourgeois (1926), Clément Vautel met en scène les ridicules d’un parfumeur aux convictions ultra-conservatrices. Outre les représentations littéraires et la figure de François Coty qui a déjà fait l’objet de plusieurs études (Winock, 1994), il apparaît nécessaire de mettre en lumière la nature des liens spécifiques noués entre le métier de parfumeur et la politique.
- Les figures singulières et exemplaires de parfumeurs : souvent érigées en modèles pour l’originalité de leur production, leur posture sociale, voire le rapport qu’ils ont entretenu avec une marque, plusieurs figures de parfumeurs, comme Aimé Guerlain ou Ernest Beaux, ont contribué à façonner leur profession. Bien au-delà de l’apologie et de la biographie, il s’agira d’analyser la nature de leur contribution à la construction de la figure du parfumeur.
Bibliographie
- Eugénie Briot, La Fabrique des parfums : naissance d’une industrie de luxe, Paris, Vendemiaire, 2015.
- Aroma : The Cultural History of Smell, Constance Classen et David Howes (dir.), Londres, Routledge, 1994.
- Natacha Coquery, Tenir boutique à Paris au XVIIIe siècle. Luxe et demi-luxe, Paris, CTHS, 2011.
- Alain Corbin, Le miasme et la jonquille : l’odorat et l’imaginaire social XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Aubier, 1982.
- Holly Dugan, The Ephemeral History of Perfume : Scent and Sense in Early Modern England, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2011.
- Helena Rubinstein : l’aventure de la beauté, catalogue d’exposition, Michèle Fitoussi (dir.), Paris, Flammarion, 2019.
- Magalie Gobet et Emmeline Le Gall, Le parfum, Paris, H. Champion, 2011.
- Une histoire mondiale du parfum. Des origines à nos jours, Marie-Christine Grasse (dir.), Paris / Grasse, Somogy / Musée du parfum, 2007.
- Stephen Halliday, The Great Stink of London : Sir Joseph Bazalgette and the Cleansing of the Victorian Metropolis, Stroud, The History Press, 1999.
- De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Nathalie Heinich et Roberta Shapiro (dir.), Paris, EHESS, 2012.
- Chantal Jaquet, Philosophie de l’odorat, Paris, Presses universitaires de France, 2010.
- Frances Kennett, History of perfume, Londres, Harrap, 1975.
- Catherine Lanoë, La poudre et le fard, une histoire des cosmétiques de la Renaissance aux Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2008.
- Rosine Lheureux, Une histoire des parfumeurs : France 1850-1910, Paris, Champ Vallon, 2016.
- Annick Le Guérer, Le Parfum : des origines à nos jours, Paris, Odile Jacob, 2005.
- Annick Le Guérer, Les pouvoirs de l’odeur, Paris, F. Bourin, 1988.
- Anna Messinis, Storia del profumo a Venezia, Venise, Lineadacqua, 2017.
- Brigitte Munier, Odeurs et parfums en Occident : qui fait l’ange fait la bête, Paris, le Félin, 2017.
- Philippe Perrot, Le travail des apparences ou les transformations du corps féminin, XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Seuil, 1984.
- Jonathan Reinarz, Past Scents : Historical Perspectives on Smell, Urbana, University of Illinois Press, 2014.
- Daniel Roche, La culture des apparences. Une histoire du vêtement, XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1989.
- Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen-Age, Paris, Seuil, 1985.
Équipe
Codirection scientifique :
- Alice Camus, doctorante en histoire moderne à Sorbonne Université, attachée de recherche chez Guerlain, chercheur invité au Centre de recherche du château de Versailles.
- Érika Wicky, Marie Sklodowska-Curie Fellow, université Lumière – Lyon 2 / LARHRA.
Comité scientifique :
- Eugénie Briot, Givaudan,
- Natacha Coquery, université Lumière – Lyon 2 (LARHRA),
- Chantal Jaquet, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
- Cheryl Kreger, University of Virginia,
- Catherine Lanoë, université d’Orléans,
- Rosine Lheureux, archives départementales du Val-de-Marne,
- Jean-Alexandre Perras, Voltaire Foundation.
Pour participer
Les propositions de communication, en Français ou en Anglais, d’environ 3 000 signes, sont à adresser à Alice Camus et Érika Wicky, avant le 15 juin 2020. Elles doivent être accompagnées d’une courte bio-bibliographie.
Ce colloque fera l’objet d’une publication ultérieure, sous la forme d’un ouvrage collectif.